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in #mediapart7 years ago

Témoin clé d’un procès à New York sur un trafic d’or visant à contourner via la Turquie les sanctions américaines contre l’Iran, l’homme d’affaires turcoiranien Reza Zarrab a accusé le président turc Recep Tayyip Erdogan d’avoir aidé activement les trafiquants.
Istanbul (Turquie), New York (États-Unis), de nos correspondants. – Le président turc Recep Tayyip Erdogan a personnellement ordonné à deux banques de son pays de participer aux activités d’un réseau de trafic d’or organisé pour contourner les sanctions économiques américaines contre l’Iran, a affirmé jeudi devant une cour fédérale à New York Reza Zarrab, le principal organisateur de ce trafic, passé du statut d’accusé à celui de témoin en échange de ses aveux.
« Le premier ministre de l’époque, Recep Tayyip Erdogan, et Ali Babacan [alors vice-premier ministre en charge des finances, ndlr] avaient donné des instructions, ils avaient donné un ordre pour qu’elles commencent les transactions », a déclaré l’homme d’affaires turco-iranien dans la salle d’audience du
tribunal fédéral de Manhattan, faisant référence à deux banques turques contrôlées par l’État, Ziraat Bank et Vakif Bank.
Recep Tayyip Erdogan, le 20 janvier 2014. © Reuters Relativement brèves, les explications de Zarrab sur le rôle de l’actuel président ont été complétées par la présentation de transcriptions de conversations téléphoniques remontant à 2012, dans lesquelles le trader informe ses comparses des nouveaux développements. « J’ai aussi reçu l'accord pour Ziraat Bank et Vakif. Elles vont commencer aussi. Le boulot avec l’Iran va s’activer. (...) Le premier ministre a donné des ordres à Ziraat et Vakif », affirme dans l’une d’elles Zarrab à son assistant Abdullah Happani, selon les transcriptions.
L’irascible chef de l’État turc est ainsi mis pour la première fois directement en cause par un témoin dans un procès que son gouvernement a tout fait pour empêcher, alternant les interventions diplomatiques discrètes et les coups de poing sur la table (voir notre précédent article), et dont les révélations pourraient fortement ternir son image, en Turquie comme à l’étranger.
Richissime marchand d’or de 34 ans, connu pour son mariage avec une célèbre pop star turque – ils ont divorcé l’an dernier –, Reza Zarrab a été arrêté en mars 2016 à Miami (Floride) alors qu’il se rendait à Disneyland en famille. Certains analystes estiment qu’il a en fait cherché la protection des autorités américaines, car il se sentait menacé par les services secrets iraniens. Son principal associé, Babak Zanjani, croupit en effet dans une geôle iranienne dans l’attente de l’application d’une condamnation à mort pour détournement de fonds.
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Zarrab aurait dû être le principal accusé du procès qui a débuté mardi à New York, mais depuis deux mois, il a disparu comme par magie de la procédure et du dossier. Avant de refaire surface mercredi, mais à la barre des témoins, grâce à un accord lui garantissant une peine réduite en échange de son entière coopération, qui n’a été révélé qu’à la veille de la première audience.
Détenu par le FBI dans un lieu toujours tenu secret, Reza Zarrab est apparu, mercredi 29 novembre au matin, rasé de près et vêtu d’un costume kaki de prisonnier devant une salle d’audience bondée – les journalistes turcs sont venus en nombre, rendant nécessaire l’ouverture d’une deuxième salle où l’audience est retransmise sur de larges écrans. Il a confirmé qu’il plaiderait bien coupable – « coopérer était la voie la plus rapide d’accepter mes responsabilités et de sortir de prison immédiatement », a-t-il dit. Il a reconnu avoir commis « sept » crimes fédéraux. Six d’entre eux sont déjà connus – violation de l’embargo iranien, fraude, blanchiment, etc. Le septième n’a rien à voir avec le fond du procès puisque Zarrab est poursuivi… pour avoir soudoyé un de ses gardiens en prison, à qui il a demandé de l’alcool et la possibilité d’utiliser son téléphone.
Visiblement désireux d’établir sans équivoque la bonne foi de sa coopération, le négociant d’or s’est ensuite attelé à décrire, schémas à l’appui, le montage financier grâce auquel, avouera-t-il plus tard, « quelques milliards d’euros » ont transité – jusqu’ici, le procureur fédéral de New York avait parlé de « centaines de millions de dollars ».
« À cause de l’embargo américain et de celui des Nations unies, les Iraniens ne peuvent pas utiliser les revenus qu’ils tirent du gaz et du pétrole pour leurs paiements internationaux », a-t-il expliqué. « Le revenu des ventes du gaz et du pétrole iranien était accumulé dans les comptes de la Halk Bank », une banque détenue à 51 % par l’État turc, et dont le directeur des activités internationales, Mehmet Atilla, est le seul des huit prévenus à être assis sur le banc des accusés.
Les sommes en question étaient transférées frauduleusement à des sociétés privées contrôlées par Zarrab. Ces sociétés convertissaient les sommes en or, qui était exporté de Turquie vers les Émirats arabes unis, où les lingots étaient échangés contre des dollars et des euros. Ces devises étaient ensuite rapatriées en Iran ou utilisées sur les marchés internationaux, au bénéfice de Téhéran.
Très vite, l’homme d’affaires met en cause une première personnalité turque. En l’occurrence, l’ancien ministre des Affaires européennes et négociateur en chef des négociations d’adhésion de la Turquie à l’Union européenne. La photo d’Egemen Bagis, un proche d’Erdogan, apparaît à l’audience. Zarrab explique comment il est intervenu auprès de Bagis, pour que celui-ci l’aide à ouvrir un compte à la Aktif Bank, une banque privée turque détenue par Ahmet Calik, un autre intime d’Erdogan – son groupe a longtemps été dirigé par le gendre du Reis, Berat Albayrak, aujourd’hui ministre de l’énergie –, pour lancer son commerce avec l’Iran.
À cause de l’embargo, la banque a d’abord refusé. « On m’a dit qu’il fallait une autorisation spéciale pour travailler avec l’Iran. » Mais l’intervention de Bagis permet à Zarrab d’obtenir un rendez-vous avec le « directeur général » de la banque. Celui-ci lui permet de lancer ses activités, et de renvoyer ainsi entre « 5 et 10 millions d’euros » par jour à la banque centrale iranienne.
« Je pense que j’ai payé entre 45 et 50 millions d’euros » En 2011, pourtant, Aktif Bank cesse de le couvrir. « Ils ont reçu un avertissement des États-Unis. » C’est à ce moment-là, raconte-t-il, que Zarrab se met en tête de travailler avec Halk Bank. « Il y avait déjà de l’argent iranien à Halk Bank », dit-il. Dans un premier temps, le patron de la banque, Suleyman Aslan, refuse. Mais Zarrab insiste. Il sollicite alors le ministre de l’économie de l’époque, membre du parti d’Erdogan, Zafer Caglayan.
Leur discussion en tête à tête, Zarrab la raconte comme une scène de film. « Il m’a demandé quelles étaient les marges. Il m’a dit : “Je peux négocier ça contre
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un partage du profit à 50/50.” » « Vous avez dit oui ? » demande l’accusation. « Oui. » Sur l’écran où apparaissent les pièces citées à l’audience, un tableur Excel surgit. Il s’agit de dossiers de comptabilité interne à sa société, retrouvés dans ses e-mails. Le témoin ne s’embarrasse pas de circonlocutions : « Il s’agit des pots-de-vin payés à Zafer Caglayan. » La liste est impressionnante, une vingtaine de paiements entre mars 2012 et janvier 2013, avec des versements jusqu’à 5 millions d’euros. « Et il y en a d’autres », dit Zarrab. « Je pense que j’ai payé entre 45 et 50 millions d’euros. » La somme n’avait jusqu’ici jamais été révélée. Certains journalistes turcs sont visiblement estomaqués.
Reza Zarrab et ses avocats, dont Benjamin Brafman, lors d'une audience devant la cour fédérale de Manhattan, le 24 avril 2017. © Reuters / Jane Rosenberg Aux yeux du jeune homme d’affaires, Zafer Caglayan est l’autorité qui chapeaute et rend possible toute l’opération. « Nous ne lui cachions rien, nous ne faisions rien sans qu’il soit au courant », affirme au deuxième jour de sa déposition Reza Zarrab, qui a entre-temps été autorisé par le juge Richard M. Berman à endosser un costume civil. L’ancien ministre rencontre à plusieurs reprises les responsables iraniens impliqués dans le trafic, il contrôle occasionnellement la comptabilité de Zarrab, approuve les pots-de-vin offerts à Süleyman Aslan, selon le témoignage du négociant.
Car l’autre grand complice désigné par Zarrab, le directeur général de Halk Bank, est gourmand. « Il demandait de l’argent », indique-t-il. Le témoin insiste sur le fait qu’Aslan et sa banque étaient parfaitement au courant du caractère criminel des transactions qu’ils effectuaient. « Il recevait en permanence des avertissements », commente-t-il. « En provenance des États-Unis, au sujet des inquiétudes américaines sur les transactions avec l’Iran. » C’est la banque
elle-même qui lui a appris comment mentir aux douaniers, quoi écrire sur les déclarations aux douanes, assure le jeune homme. On devine que de tels aveux, s’ils étaient confirmés, pourraient valoir de lourdes amendes à Halk Bank.
Caglayan et Aslan figurent tous deux sur la liste des accusés dressée par la justice américaine. À celle des anciens ministres dont il dit avoir cherché et obtenu le soutien – Caglayan, Bagis, Babacan et Erdogan luimême –, Reza Zarrab a également ajouté le nom de Muammer Güler, ex-ministre de l’intérieur, dont le fils Baris a travaillé comme consultant pour une de ses compagnies.
Il a en revanche été peu disert sur le rôle joué par Mehmet Atilla, le seul accusé détenu par la justice américaine, qu’il a décrit plutôt comme un exécutant, pas toujours conscient des enjeux des opérations auxquelles il participait, et qu’il n’avait pas besoin d’arroser. « Je donnais déjà des pots-de-vin au ministre turc de l’économie. Je n’ai pas ressenti le besoin d’en payer d’autres » aux exécutants de la Halk Bank, a-t-il résumé.
Au cours de ces trois premiers jours d’audition, Reza Zarrab, qui reviendra lundi à la barre des témoins, a par ailleurs affirmé que des compagnies de plusieurs pays, en particulier de l’Inde, avaient profité du système mis en place avec la Halk Bank pour acheter du pétrole iranien. « L’argent arrivait d’Inde sur le compte [de la compagnie indienne] à la Halk Bank, qui le convertissait en livres turques. Il était ensuite envoyé à la banque Arab Türk », a expliqué le négociant, qui le récupérait à ce niveau pour le convertir en lingots d’or. L’une des compagnies indiennes ayant recouru à ce système est la Bharat Oil, a-t-il précisé.
Interrogé sur d’éventuelles tentatives de mettre en place le même système de contournement des sanctions dans d’autres pays, l’homme d’affaires a répondu par l’affirmative et admis avoir ouvert une compagnie en Chine. Mais « dès qu’ils ont compris que l’argent de ce commerce avait quelque chose à voir avec l’Iran, ils l’ont interrompu », a-t-il relaté.
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Mis en cause avec plusieurs anciens membres de son gouvernement, Recep Tayyip Erdogan a réagi aux révélations de Reza Zarrab avec une modération dont le personnage est peu coutumier. « Quelle que soit l’issue du procès, la Turquie a fait ce qui était juste », a déclaré le chef d’État lors d’une rencontre vendredi avec des députés de son Parti de la justice et du développement (AKP, islamo-conservateur), selon les propos rapportés par ces derniers. « Nous n’avons pas violé l’embargo. (…) Nous n’avions pas pris un tel engagement vis-à-vis des États-Unis », a-t-il ajouté, laissant tout de même échapper une petite menace : « La Turquie est la garante du système planétaire. Ceux qui jouent avec ça sont condamnés à perdre. »
Le premier ministre Binali Yildirim a pour sa part réitéré la ligne de défense du gouvernement sur ce dossier, à savoir que le procès serait manipulé par FETÖ, l’organisation du prédicateur islamiste Fethullah Gülen, qu’Ankara rend responsable de la tentative manquée de coup d’État du 15 juillet 2016. « L’organisation terroriste FETÖ mendie du pouvoir politique dans les jupes des États-Unis. Ce groupe de traîtres essaie de mener une campagne d’intox contre Erdogan avec ce procès aux États-Unis », a-til déclaré jeudi.
Une première enquête en Turquie sur les trafics de Reza Zarrab avait déjà failli emporter Erdogan et son exécutif en décembre 2013. Quelque 90 suspects avaient été arrêtés, dont Zarrab, Aslan, le fils de Zafer Caglayan et celui de Muammer Güler. Les deux ministres avaient été contraints à la démission, à l’instar d’Egemen Bagis. L’enquête a finalement
été étouffée comme une tentative de putsch judiciaire fomenté par les réseaux gülenistes, très présents à l’époque dans la police et la justice.
Binali Yildirim a en outre formulé l’espoir que Zarrab revienne à la raison. « Dans sa première déposition, il a dit qu’il avait peur, au tribunal il dit autre chose. Si Dieu le veut, il sortira de l’erreur dans laquelle il se trouve », a-t-il commenté. Une décision du parquet d’Istanbul pourrait l’aider à retrouver le bon chemin. Celui-ci a en effet décidé de saisir les biens du négociant turco-iranien et de ses proches, dans le cadre d’une enquête le visant, a rapporté vendredi l’agence de presse officielle turque Anadolu.
Le même jour, le procureur général de la République à Istanbul a émis un mandat d’arrêt contre Graham Fuller, un ex-cadre de la CIA et ancien viceprésident du Conseil national du renseignement (NIC, un think tank public américain spécialisé dans la réflexion stratégique), qu’il accuse d’implication dans la tentative de coup d’État du 15 juillet 2016. En 2006, Fuller avait, selon la presse turque, écrit une lettre recommandant aux services américains de l’immigration d’attribuer un permis de séjour de longue durée à Fethullah Gülen, installé depuis 1999 en Pennsylvanie.
Selon une transcription nouvellement rendue publique de l’accord passé par Zarrab avec la justice américaine, le gouvernement des États-Unis a accepté de prendre des mesures pour assurer la sécurité de l’homme d’affaires et de « ses proches et êtres chers », dont une éventuelle intégration dans un programme de protection des témoins, a rapporté vendredi le New York Times.

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