14/18 - Nous sommes de la boue qui marche #10

in #life6 years ago

Episode 10 - Encore un jour de l'an au front

Les lettres de mon grand-père échangées avec ses proches pendant la guerre de 1914/1918 sont restées au fond des tiroirs jusqu'à ce que la commémoration du centenaire de " La Grande Guerre" réveille les mémoires et invite mon père, en premier, à me parler de son beau-père.
La chance me permit de récupérer ensuite de nombreuses lettres chez des parents. A travers ce blog je vais vous faire partager une partie de cette correspondance de 1914 associée aux mémoires de mon grand-père qu'il a écrites en 1956.

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Lettre de Robert à sa soeur Renée - 2 Janvier 1916

Ma chère Renée,
J'ai passé un jour de l'an assez morne jusque vers trois heures après-midi puis je me suis amusé fort avant dans la nuit.

D'abord, le réveil avec, comme tous les matins, cette sensation d'être de bois qui ne vous fait pas traîner sur la couche.
Aussitôt la corvée des bons voeux commence. Des sourires et des poignées de main à un tas de gens que l'on n'aime pas, qui vous sont indifférents et qu'on ne reverra jamais. Je n'aime pas beaucoup ça et, je ne te le cacherai pas, je m'y suis complu toute la journée. Ah j'en ai souhaité à tire-larigot des voeux et des souhaits, du bonheur et de la gaieté et surtout surtout la paix!

Quelque chose qui ne te semblera rien, mais qui compte, c'est changement de linge et grand lavage de ma dépouille mortelle. Après nous allons prendre l'heure de la Tour Eiffel à la Sans-Fil. Nous nous gargarisons de musique sacrée à la Grand'Messe de dix heures et demie en critiquant les toilettes du cru. Il y a des petits tailleurs ici qui sont de bonne coupe et jolis mais les personnes qui les portent ne sortent jamais que pour la messe.

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Après cela, promenade apéritive sous la pluie, nous commandons une tarte. Déjeuner offert par le gouvernement et la compagnie de génie à laquelle nous sommes attachés. Menu: jambon, filets de harengs, poulet sauté, haricots verts, lapin aux marrons, pommes cuites. Nous prenons le caoua au café où voltige une jeune personne qui a causé maints troubles dans la cour de plusieurs Poilus! Correspondances, jeux de dames.

A trois heures je vais trouver mon vieux précepteur qui m'a invité à dîner pour ce soir. Il a revêtu un habit un peu extraordinaire mais qui me plaît. Une redingote carrée, longue, boutonnée droit avec revers larges, d'un gris violet foncé, des pantalons à rayures blanches et noires et une cravate en forme de col comme on en portait en 1830. J'ai passé une très bonne soirée en sa compagnie.

Adieu ma chère petite soeur, je t'embrasse bien tendrement et te remercie de tes lettres. Ton frère qui t'aime.

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Lettre de Robert à sa soeur Renée - 14 Janvier 1916

Ma chère Renée,
J'ai été hier soir à une petite séance de cinéma et de chansonnettes. C'était lamentable. Pas de décor, pas d'accompagnement, pas d'éclairage et trois chanteuses gélatineuses et efflanquées. Nous avons bien ri, chacun disait son mot et nous reprenions le refrain en choeur.

Le public était soldats uniquement sauf sur un balcon où les institutrices du bourg rougissaient aux passages sales! Le ciné a été le curieux, c'était un petit appareil Kok come celui du cousin Amédée. Nous en avons eu pour nos six sous, on ne pouvait pas demander la lune!

Il fait un froid de canard sauvage ici. Le temps est à la gelée. Il est revenu encore des artilleurs du 47 actif aujourd'hui pour suivre les cours de la T.S.F. qui vont encore durer un bon moment.

Mon épicière me soigne bien et est gentille, elle nous traite comme des gosses et aime à rire malgré ses soixante-douze ans.

J'ai assisté à un Conseil de Guerre présidé par le Lieutenant-Colonel de Gisors. C'est impressionnant, je t'assure, et vous met un peu de plomb dans la tête. Je mène toujours une vie qui a du bon. J'ai reçu une bonne lettre de Bob qui me paraît toujours comme un des rares amis que j'ai eu.

Enfin, tout va pour le mieux Je t'embrasse ainsi que tous, bien tendrement.

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Lettre de Robert à sa soeur Renée - 19 janvier 1916

Ma chère Renée,
Je viens de voir Papa dimanche dernier il m'a semblé en excellente santé. Papa m'a causé beaucoup de mon avenir dans le civil et nous avons envisagé plusieurs hypothèses. Il venait à peine de prendre le commandement de sa batterie et viendra peut-être me voir ici quand il se sera mis au courant de son commandement.

Je ne me formalise pas du tout de ce que des officiers te fassent quelques politesses à la gare du Nord. C'est tellement naturel qu'il faudrait être un âne pour faire les gros yeux et puis cela ne servirait à rien du tout. J'estime qu'à notre âge (quoique nous ne soyons pas encore des nonagénaires) nous commençons à savoir ce que nous avons à faire.

Nous n'allons plus rester bien longtemps ici, dix jours au plus je l'espère car, comme un édifice qui a été construit trop vite et qui craque au moindre vent, nos relations se sont quelque peu rafraîchies avec mon épicière.

Je continue à aller voir mon vieux sapajou de précepteur qui continue, lui, à rester bon type pour moi. J'ai eu une nouvelle invasion de mie de pain mécaniques (poux) que j'ai chassées difficilement.

Je t'embrasse ainsi que Maman et tous les autres, bien tendrement.

Lettre de Robert à sa soeur Renée - 26 janvier 1916

Ma chère Renée,
Je suis allé voir Papa à Jean d'Heurs comme je l'ai dit à Maman dans ma dernière lettre. Les routes étaient affreusement boueuses et à bicyclette je dérapais de mauvaise façon.

Je ne vais pas tarder à retourner à mon groupe qui est revenu dans le voisinage après un séjour au camp de Mailly. Nous prenons toujours des communiqués, posons des antennes et faisons des expériences qui ne manquent pas d'intérêt.

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Il fait toujours un temps maussade mais heureusement pas trop froid. Les copains, le jour, s'abrutissent à des manilles qui n'en finissent plus. Encore une chose que je n'aime guère, les cartes et l'alcool. Mais par contre je ne lâcherai pas facilement ma cigarette ou ma correspondance. J'aime tellement recevoir du courrier que j'écrirai au Pape pour en recevoir une réponse.

J'ai un bien mauvais papelard, excuse-moi ma petite Renée. Je vous fais un bon bécot à tous. Ton frère qui t'aime.

Lettre de Robert à sa soeur Renée - 4 Février 1916

Ma chère Renée,
Ici nous allons tous passer encore une fois sous la seringue du major. Comme si en Tunisie ce n'était déjà pas suffisant, il nous faut encore nous revacciner contre la paratyphoïde. Enfin, j'ai pu trouver une bonne chambre avec un bon lit et chez des gens qui m'ont déjà promis, non pas leur fille en mariage, ce que je me garderai bien d'accepter, mais quelques bonnes infusions de camomille quand j'aurai la fièvre. C'est préférable que de coucher derrière des petits veaux qui vous mettent des cataplasmes dans vos chaussures pendant que l'on dort.

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Je continue à suivre mon peloton. Il n'est pas très folichon mais enfin, c'est toujours quelque chose à apprendre. Il a fait un peu plus froid par ici mais déjà un vilain vent du midi nous fait présager la pluie pour demain. Et dire que nous avons encore à monter à cheval demain matin par n'importe quel temps! Oh l'hippisme n'a rien d'extra par ces temps-ci.

Comme je serai vacciné dimanche après-midi il m'est impossible d'aller voir Papa à Jean d'Heurs comme je comptais y aller.Je ne fais plus de T.S.F., à mon grand regret, mais puisqu'il ne faut plus en faire pour le moment, toujours all right!

Je serais bien reconnaissant à Maman qu'elle veuille bien m'envoyer quelques bouquins un peu intéressants ce qui me divertirait parce qu'il n'y a pas foule de plaisirs à Haironville.

Je t'embrasse bien tendrement ainsi que toutes et bien fort Maman. Ton frère qui t'aime bien.

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Lettre de Robert à sa mère - 15 février 1916

Ma chère Maman,
Je détache une feuille de mon carnet pour vous donner de mes nouvelles. Elles ne sont pas trop mauvaises mais nous passons de bien mauvaises heures. Nous sommes en fonction pas très loin de Verdun à douze kilomètres des Eparges. Un temps affreux comme je n'en ai jamais vu. Un vent à décorner des boeufs, de la pluie, de la boue, un bled où il n'y a pas un village, pas un habitant!

C'est peut-être toujours la même chose que je vous dis mais c'est encore pire qu'avant! Je suis à la batterie qui a déjà tiré plusieurs fois, comme agent de liaison et téléphoniste. Papa n'est pas bien loin de moi. Nous sommes de la boue qui marche mais le moral est bon.

J'ai à bien vous remercier du petit colis que vous m'avez envoyé et tout spécialement du stylo que j'étrenne par cette lettre. J'ai peu de courrier, je ne suis plus capable d'écrire, tout juste à vous pour vous envoyer des nouvelles. C'est à peine si j'arrive à coordonner quelques idées. Toutes les choses que vous voulez bien m'envoyer me font le plus grand plaisir.

Je suis actuellement agent de liaison du commandant Jamet à qui je suis un peu sympathique je crois. Toute la journée et parfois la nuit, je transmets des ordres. Nous sommes pilonnés dans une méchante ferme pour le moment. Les Boches tirent heureusement moins que nous sauf sur les tranchées. Enfin et surtout ne vous faites pas du tout de mauvais sang quant à moi, le moral ne faiblira jamais, dix neuf mois de campagne trempent un homme même trempé d'eau.

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Quand vous aurez cette lettre le temps aura pu changer et quand il fait beau temps la guerre n'est rien. Je ne suis pas malade heureusement. J'irai voir Papa demain je crois. Notre Echelon est à Verdun où je compte aller de temps en temps.

Enfin l'hiver ne va pas durer très longtemps mais les permissions sont suspendues pour le moment. Nous ne savons pas du tout combien de temps nous resterons là, mais dans le fond je ne suis pas fâché d'être sur le front. J'ai quitté les braves gens d'Haironville et leur enverrai un mot comme ils me l'ont demandé.

Je tombe de sommeil. Peut-être ne vous écrirai-je pas très longuement mais quand j'aurai un instant je ne manquerai pas de vous écrire. Je vous embrasse bien tendrement ainsi que les petites soeurs. Votre fils respectueux qui vous aime.

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Etonnants courriers dans lesquels le contexte est particulier, à l'époque, il y avait d'autres préoccupations tout a bien changé...

Dans cet épisode mon grand père effleure le sujet des femmes mais nous savons maintenant que c'était tout de même une grande préoccupation pour tous ces soldats qui restaient plusieurs mois loin de tout contact féminin. La faim aussi était une de leur préoccupation majeure et on peut le comprendre.

Robert quel homme courageux !
19 mois déjà sur le front et toujours de l'optimisme et de l'humour, malgré les poux, le froid et la guerre.
On s'attache vraiment à lui à travers votre récit.
Toujours formidable, j'ai hâte de la suite .
Merci encore

Et oui le temps passe et cette guerre est toujours là. On a vraiment l'impression que ça stagne, que c'est devenu leur quotidien et que plus personne ne se pose de question. La grande bataille de Verdun arrive et avec elle des milliers de morts et de blessés.

Mon Dieu ! Oui quelle tragédie que cette bataille !!!
Ce dut être très difficile, et ceux qui en sont rentrés vivant mais marqués à vie par des scènes d'horreur.

Toujours aussi intéressant. C'est drôle mais cette fois-ci j'ai découvert plein de nouvelles expressions jamais entendues! Probablement des expressions d'une autre époque... "une jeune personne qui a causé maints troubles dans la cour de plusieurs Poilus!" Hi Hi!

"les mie de pain mécaniques". C'est moi qui vous ai mis entre parenthèse que c'étaient des poux. J'ai cherché un bon moment ce que cela voulait dire, je n'avais jamais entendu cela. C'est assez imagé et en y réfléchissant on imagine bien des dizaines de petits points blancs se déplaçant.
C'est amusant de voir comme la langue française évolue. Vous en savez quelque chose au Canada. Entre la France et votre pays il y a bien des fois où la langue n'a pas évoluée de la même manière.

Merci pour le partage de cette chronique d'une vie ordinaire dans la nuit noire de la guerre. Votre grand-père avait certainement de la plume et du répondant ! J'ai particulièrement aimé le petit passage sur le cinéma d'antan. "Nous en avons eu pour nos six sous, on ne pouvait pas demander la lune !"

Merci à toi @chaosreignstv pour ton commentaire. Mon grand-père avait effectivement des jugements assez "caustiques" sur son entourage et n'a jamais craint de dire ce qu'il pensait. Cela lui a coûté quelques bonnes disputes en famille et avec des amis.

Ça ne m'étonne pas du tout, on sent ce regard rien qu'à le lire. Il dit des choses très vraies et d'une manière directe. J'aime beaucoup sa manière de parler du nouvel an et de tous les chichis qu'on fait avec ça. :)

Encore des textes incroyables.
Vision intéressante sur la femme et drôle
J’ai beaucoup aimé “ la chauffeuse militaire”!
Merci encore pour cette super saga

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