[Jacques et Markus] Le violon
Attention, avant de lire nos nouvelles, il est fortement conseillé d'avoir lu le prélude, sans ça vous risquez de ne comprendre absolument rien (déjà que c'est pas facile de base).
Illustration : Tony Crayon
Il devait être 15 h 23 lorsque Jacques examina sa montre. Il était adossé dans son fauteuil en porcelaine, un cadeau inconfortable que le petit Philistin, son voisin eunuque, lui avait offert un jour de l’an. Il avait plusieurs fois songé à s’en débarrasser, mais sa poubelle était trop petite.
Il fixa de l’encoignure de l’œil son père qui tenait d’un air assidu un ouvrage ésotérique à l’envers, en effectuant la position du poirier. L’intention était évidemment de raffermir son quadriceps. Par ailleurs, son mode de lecture expliquait sa posture et non l’inverse. Puis la sonnette retentit, ce qui le perturba dans sa position acrobatique. Il chuta rudement sur le sol et se releva presque instantanément feintant la prévision, majestueux tel un félidé. Puis il quitta la pièce, vraisemblablement pour s’occuper de façon tout aussi judicieuse.
Voyant que son père n’avait pas l’intention d’ouvrir la porte, probablement suspicieux d’y découvrir les percepteurs d’impôts, Jacques, ambitionnant d’abolir son ennui, se dirigea dans le hall d’entrée pour ouvrir la porte. Mais quelque chose n’était pas logique et en y réfléchissant, Jacques se rappela que sa porte d’entrée ne disposait pas de sonnerie...
Il n’avait pas atteint la porte que celle-ci s’ouvrit brutalement, projetée par Markus, siégeant dignement sur un tricycle électrique en polypropylène isotactique, celui-là même qui possédait la fameuse sonnette. L’engin infernal fonça sur Jacques qui l’escamota de peu.
Markus venait d’accomplir un dérapage incontrôlé, brisant au passage le fauteuil de porcelaine. De sa première mandibule gauche, il indiqua à Jacques de le rejoindre à l’arrière du véhicule pour leur traditionnelle promenade du mois. Malgré le peu de place et l’inégalité de confort avec son coupé, Jacques, soulagé du sort du fauteuil s’installa derrière Markus. Les deux braves décampèrent n’omettant pas d’oublier de refermer la porte d’entrée.
En chemin, Markus expliqua qu’il avait gagné l’engin au tiercé, mais Jacques, inattentif et ne comprenant pas le latin, souriait en repensant au fauteuil. Après quelques bornes, ils s’engouffrèrent dans un petit layon menant à la forêt de Läkerlickr d’où s’échappait une épaisse nappe de brume, texturée de ce qui semblait être de petites nébuleuses. Subjugués par la beauté de ce mystère, les compagnons, d’un seul regard compréhensif, s’orientèrent vers celle-ci. Ils bravèrent mancenilliers et marais pour finalement aboutir à une vieille bicoque caillouteuse.
Malgré les multiples panneaux d’interdictions d’accès et l’indication évidente qu’il s’agissait de la demeure de la sorcière d’Entretruite, Jacques et Markus accéléraient la roue. La sorcière était pourtant crainte et redoutée parmi les villages voisins, mais les deux lurons l’ignoraient. L’information s’apprenait durant la scolarité obligatoire, mais Jacques avait séché ce jour-là, probablement pour aller aux bains thermaux. Quant à Markus ? N’exagérerons rien. Ce n’est qu’un mille-pattes après tout.
Une fois garés et désireux de connaître la genèse de cette fabuleuse brume, ils frappèrent à la porte avec un peu trop d’entrain faisant vaciller une statue d’un faisan voûté en plâtre qui maintenait un échafaudage. Le tout s’effondra dans un vacarme qui rendrait sourde la plus myope des taupes échangistes.
La porte s’ouvrit et Jacques mal à l’aise bredouilla « Bonjour Monsieur... — Monsieur ?! » s’indigna la sorcière. La barbe de la femme avait semé le doute. « Je... madame. Navré de la méprise, du dérangement... et pour l’échafaudage, mais votre énigmatique brume a attisé notre curiosité ». La femme barbue exaspérée dévisagea Markus, ce qui, l’espace d’un instant, rappela à Jacques la naissance d’un zèbre en Nouvelle-Guinée. D’un signe dextre, l’hôte convia les hôtes à entrer en ôtant leurs chaussures.
Ils s’exécutèrent et s’émerveillèrent devant un dispositif monstrueux qui se hissait jusqu’au comble. L’apparat se décomposait et se recomposait en une multitude de mouvements automatisés d’une précision dépassant les prouesses d’un chirurgien atteint de la maladie de parkinson se traitant aux amphétamines. « C’est ce mécanisme qui produit la brume ? questionna Jacques. — Ça, c’est la machine à café. Ce qui vous fascine est juste derrière. » Répondit la sorcière.
Elle les guida au revers de la cafetière, devant un petit violon blanc dont la dense brume s’échappait du sillet. « Je l’ai découvert dans un marais pas très loin d’ici. Le pH élevé et l’importante teneur alcalins l’ont pétrifié en un mélange de sel et de bicarbonate de soude. Développa la vieille dame. — On peut en jouer ? » demanda l’intéressé « Vous pensez bien que non ! Il s’effriterait sinon. » Répliqua la sorcière.
Pendant que les yeux de Jacques et Markus se garnissaient d’astres, la maîtresse de maison installait la table. Mais curieusement, elle ne disposa qu’un seul couvert. « S’il vous plaît tant que ça, je veux bien vous l’échanger ! Contre une minime tâche domestique. Proposa celle-ci. — De quelle nature ? — Et bien, ma vue défaille et mon dos me fait souffrir. Cela fait longtemps que je désirais astiquer mon four, mais il n’y a pas âme qui vive ici pour me venir en aide. Je veux bien vous céder ce violon sel si je retrouve un fournil comme neuf. Proposa la sorcière. — Marché conclu ! Concorda Jacques. — Parfait, venez donc mon jeune ami. »
Après avoir récupéré la brosse à dents que lui brandissait celle-ci, Jacques commença à fourbir l’embrasure de l’objet. « Oh non mon petit, vous n’y arriverez pas comme cela. Il faut rentrer dans le four, au fond... Tout au fond. » Jacques regarda Markus qui le regarda d’un air anxieux. Il le rassura d’un hochement de tête, puis entra dans le four. À peine avait-il achevé son entrée que la sorcière fonça vers lui et envoya un grand coup de balais… à côté du fournil. Le choc fut si inattendu que Jacques se heurta le front contre le plafond. « Saloperie de crabe épicurien du Gabon ! Je les exècre ils sont partout. » L’animal était crevé.
Jacques fit apparaître sa mine hors du four, interrogée, de ses sourcils à son front. Voyant son étonnement, elle ébaucha une exégèse. Tout en récurant en captivité, il écouta, captivé, l’histoire contée de la dame.
lle y expliqua qu’un gang de ces crabes pris de somnambulisme avait vilipendé son loyal chat Dalton, commis en protectorat du perron. Crachas et injuries avaient fusés, et l’histoire s’était close dans une douche de sang ou un bain : la sorcière n’était pas claire. Pour venger son compagnon abandonné dans les poubelles par des pinces émaciées, elle s’était donnée pour tâche de débarrasser chaque arthropode sur son allée. Dans les tournois de banquet-pétanque, la vieille dame occupait le poste de cuisinière bénévole et resservait à chaque repas de la terrine de crabe. Ne supportant plus cette terrine qualifiée d’infâme, les habitants de Monteaugrouin la chassèrent du village. Elle trouva ainsi refuge dans la forêt la plus proche.
Markus versa une larme et Jacques, vêtu de suie, exposa son labeur à l’oratrice. Le travail était impeccable il avait même pris soin de laver la brosse à dents à l’aide d’une seconde brosse à dents puis les avaient rangées par ordre de couleur. Mais la sorcière n’était pas convaincue. « Il y a une tache ici ! brailla-t-elle — Vous divaguez la déchue ! — Foutez l’camp d’ici malappris ! » On n’eut pas besoin de les adjurer qu’ils étaient déjà sur le palier. En partant, elle leur jeta l’instrument salé. Elle n’avait qu’une parole.
Il se mit à pleuvoir…
En dépit de la vitesse du tricycle de Markus, les gouttes pluvieuses parvinrent à dissoudre en grande partie le violon sel qui se retrouva à la rentrée n’être plus qu’un fétu d’éclisses expectorant quelques bulles lumineuses à intervalle interminable. La déception trépassa, laissant la place aux bons souvenirs et Jacques considéra somme toute cette sorcière plutôt aimable.
Il oublia très vite cette idée lorsqu’il découvrit plus tard, dans sa boîte aux lettres une facture qui lui était adressée pour la réparation d’un échafaudage.
Suivez les aventures de Jacques et Gontrand (et leurs deux compères)
Le Prélude