[Gontrand et Clémentin] La taverne portuaire
Attention, avant de lire nos nouvelles, il est fortement conseillé d'avoir lu le prélude, sans ça vous risquez de ne comprendre absolument rien (déjà que c'est pas facile de base).
Illustration : Tony Crayon
Gontrand et Clémentin venaient de quitter Jacques et Markus après une partie de boules qui avait été forte en rebondissements. Le goût amer de la défaite était resté au travers de la gorge du pauvre phocidé, à qui pourtant l’eau de mer n’avait jamais écœuré. Après tant d’émotions, rentrer à la maison lui était impossible. Nos deux compères se rendirent donc d’un commun accord au port de Monteaugrouin, afin d’y faire une balade réconfortante, à travers les quais. Ils s’arrêtèrent ensuite devant le chalutier que Clémentin aimait tant pour sa magistrale prestance. C’est à ce moment précis qu’ils aperçurent, entre deux pontons, une taverne portuaire.
Le lieu avait l’air exclusivement fréquenté par des sirènes et des marins, en permissions avides des services de ces dernières. Malgré l’image dégradante que donnait cet endroit à la femme, Gontrand encouragea son compagnon à y faire halte afin de se revigorer. Clémentin douta quelques instants, mais son maître sut le convaincre en élevant la voix. Ce que le phoque ne savait point, c’était l’avare dessein qui motivait son ami. En effet, c’était à son tour de payer la tournée et il n’eut pas besoin de tourner sa langue sept fois dans sa bouche pour concevoir qu’une limonade serait moins chère ici qu’une autre, strictement identique, en centre-ville.
Certes l’établissement était lugubre, sinistre et inquiétant, mais le visiteur en quête d’une taverne pittoresque aurait été conquis. L’enseigne annonçait fièrement « Chez Vanda », avec l’accroche aguicheuse : « La tranche de thon la plus suave de la région ». Clémentin laissa échapper un filament de bave tant le thon était pour lui synonyme d’un plaisir culinaire. Le lecteur aguerri, concevra plus tard, je l’espère, pourquoi notre candide phoque regretta rapidement sa bavure. Le brouhaha se faisait entendre depuis dehors, et laissait déjà soupeser la lourdeur inégalable de l’atmosphère, où drôleries machistes proliféraient sûrement. Mais lorsqu’ils eurent passé le pas de porte, l’entier de l’assemblée se retourna et hua sans retenue nos deux protagonistes. Seul le feu ardent, du sein de la cheminée centrale, eut la chaleur de les conforter.
Cette taverne accueillait autant des pêcheurs que des poissons. Où ces ennemis de longue date, laissaient leurs différends de côté après une journée de dur labeur et de querelles.
Gontrand eut alors une révélation. Il avait lu dans une revue de « P&P mag » comment devait se faire une entrée dans une taverne portuaire. Il se racla la gorge et expulsa au sol le maximum de muqueuses sépulcrales, comme appris lors de son entraînement avec le curé du village. Puis il enchaîna avec un « Bonjour compagnon et comme dit l’adage : à bâbord ou à tribord, que le vin coule à flot ». Sur ces mots, tous reprirent leurs activités où chacun les avait laissées avec un sentiment de complétude. Ce qui devait être fait, avait été fait. Leurs occupations consistant principalement à boire du vin et à appâter la charmante poiscaille tarifée, ils eurent vite fait d’oublier les visiteurs incongrus.
En les servant, le tenancier leur apprit qu’ils étaient actuellement dans la dernière taverne burgonde et qu’il était lui-même le descendant direct de Gondebaud. Il entama dès lors un monologue enthousiaste sur ses ancêtres moyenâgeux. Clémentin pouffa dans ses moustaches telles la ressemblance entre le nom de son ami et celle du roi des Burgondes le rendait hilare. Ce qui contraria le gérant. Il fit délibérément tomber les tranches de citrons au sol. Sans même cacher l’acte barbare à ses clients, il les ramassa et les mis au sein des pétillantes limonades. Gontrand et Clémentin décidèrent dans un regard complice de ne pas s’indigner devant tant de violence. Ils devaient à tout prix éviter de passer pour des vandales.
Leurs verres bien remplis, ils se dirigèrent vers une table éloignée du bar pour s’y installer. Sirotant leur boissons religieusement, il entamèrent un poignant débat concernant l’idéologie animaliste. Soudain, les palabres de nos deux compagnons furent interrompues par de petits chuintements, venant d’un coin bien trop sombre pour y voir quelque chose. Ces petits bruits étaient entrecoupés par un profond hoquet. Ils intéressèrent Clémentin plus que ses propres théories politiques. Il s’élança dans la direction des bruissements, mais dut se stopper net. Un épais mur de fumée l’empêchait d’atteindre son but. Grâce à sa propre fluorescence, il put continuer à tatillon. Passé cette barrière de corail fumeuse, notre gracieux phoque aperçut enfin le responsable de ce grabuge. Dans ce coin sombre se trouvait, accoudé vulgairement à sa table, un vieil homme aussi bourru que corpulent.
— Laissez-moi seul, s’exclama-t-il avec une voix trop aiguë pour être celle d’un marin.
Clémentin, à qui les actes de charité lui procuraient une profonde satisfaction intrapersonnelle, prit en pitié le malheureux et se décida à l’aider mais pas seul. Il laissa seul quelques instants le vieil homme, afin d’escorter à travers la fumée, son ami qui s’égosillait à l’interpeller. Les deux compères s’assirent ensuite de chaque côté du mystérieux bonhomme comme deux agents sous couverture.
— N’avez-vous pas compris mes dires? s’énerva-t-il, barrez-vous!
Clémentin posa alors sa nageoire sur le bras de l’homme, précisément à l’intérieur du pli du coude. Celui-là même qui soutenait la lourdeur de sa pipe incandescente. Puis, il entama de petites caresses indescriptiblement gênantes. Le phoque qui avait eu l’occasion de réaliser un stage humanitaire au sein d’une tribu de flamants roses, savait comment s’y prendre d’un point de vue philanthropique et avait, par-dessus tout, su décrypter le SOS envoyé par le solitaire.
De plus, Clémentin se réjouissait déjà du sentiment que lui procurerait son apport personnel à cette entreprise. La jouissance qu’il éprouverait, après une bonne action de cette ampleur sera pour sûr supérieure de trois unités à celle ressentie lors d’une course de goutte d’eau qu’il aimait tant commenter sur la vitre du coupé sport de Gontrand. La visqueuse gestuelle conforta l’affligé, qui enfin, remit le cran d’arrêt de son mousquet, porté dans son autre main. Soulageant profondément Gontrand qui avait l’arme pointé juste sous le nez depuis quelques minutes. Il commença :
— Vous n’savez pas c’que c’est, 30 ans qu’j’suis en mer. Elle m’a tout pris la garce, ma jambe, ma jeunesse et le point crucial, ma virginité!
Gontrand fut subjugué. Il ne s’était pas aperçu de la jambe de bois de son interlocuteur, mais se surprit, surtout, à penser que cet homme avait un physique plus handicapant que son handicap et qu’il n’y avait bien que sa jambe qui était de bois au contraire de sa langue.
— Ah qu’j’envie votre insouciance, votre innocence! Les profondeurs marines sont pires que l’enfer. Et à la surface…
Il renifla puissamment et prit une grande gorgée d’absinthe qui ne suffit pas à contenir la larme qui gorgeait son œil. Celle-ci dégringola, et comme si elle y prenait soin, évita les cratères que composait sa joue meurtrie par les peines. Clémentin dut se contrôler pour ne pas entamer un commentaire journalistique de cette descente qui s’annonçait palpitante. L’homme reprit :
— Ces s’tanées sirènes… j’vous parle pas des sirènes d’eau douce qu’on peut s’torcher ici. Non, non… J’vous parle de la monstrueuse créature mi-femme, mi-poisson, fan de bdsm. Celle qui par son chant vous attire, vous séduit et vous viole.
L’atmosphère, après ces propos, s’était métamorphosée. Les poils de nos deux amis s’étaient hérissés. Ils regrettaient d’avoir voulu aider le pauvre homme. Il se ressaisit :
— Normalement j’dois repartir en mer c’soir, heureusement qu’ils ont annoncé dans «P & P mag» qu’une grosse tempête s’préparait.
— Ah! J’en doute, s’esclaffa Gontrand.
— Qu’est-ce qui vous faire dire cela mon p’tit jeune?
— Eh bien, je vous le dis, j’ai un don.
Le vieil homme cru Gontrand sur parole et replongea dans sa profonde dépression.
L’expression de son visage annonçait à nouveau son inondation imminente. Gontrand croisa le regard de Clémentin et en un clin d’œil, comprit le conflit qui faisait rage au plus profond du for intérieur de son ami. Cette fois, il lui serait pour sûr impossible de contenir ses commentaires sportifs. Les phrases dignes des meilleurs commentateurs alpins allaient fuser et Gontrand le savait. Il ne pouvait rester sans rien faire et entreprit de faire remonter la pente au malheureux, avant d’atteindre le point de non-retour.
— Reprenez-vous! Des années que vous domptez les eaux du continent et vous êtes toujours là. La mer a besoin de vous! Vous êtes la raie, qui, étant tapie, profite de la tempête pour sortir du sable.
Vous aurez remarqué, j’en suis sûr, lecteur astucieux que vous êtes, la faculté hors du commun dont est doté notre cher Gontrand. Vous apprendrez que sa surprenante inaptitude à réaliser des métaphores lui a déjà valu bien des égards. Ce qui, fort heureusement ici, réconforta l’homme et lui permit de reprendre confiance en lui.
— T’as raison p’ti j’vais pas m’laisser faire. La mer c’est mon territoire!
Afin d’augmenter le degré d’intensité, il se leva et entama un discours destiné directement au monde marin :
— Prenez garde créatures du royaume de Neptune! Le vieux loup de mer est de retour. Je suis un chevalier des mers et plus jamais je ne me laisserai faire.
Sur ces dires, il poussa un cri strident, suivi, deux secondes plus tard, par un boucan digne du plus grand branle-bas de combat. Un immense tentacule surgit du mur de fumée et l’emporta délicatement.
Gontrand et Clémentin voulurent le suivre pour saluer d’un mouchoir à la main son départ en mer. Ils sortirent en courant de la taverne, à travers un gigantesque trou laissé par le tentacule, mais le vieil homme avait déjà disparu et en se retournant, il se rendirent compte que l’établissement burgonde aussi.
Suivez les aventures de Jacques et Gontrand (et leurs deux compères)
Le Prélude
Le Shérif de Saint-Glier
Le châle
Le violon
Destin sans frontière
Le rêve
Vie paisible
Curé n'est pas qui vaut
Le blues dans le bus
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