Les fourmis et la médecine
Après la bataille, les fourmis matabele soignent leurs blessés
Une espèce de formicidé d’Afrique subsaharienne parvient à sauver la vie de ses congénères mutilées au combat. Un comportement inédit dans le monde animal.
Par Yannick Van der Schueren Mis à jour à 21h49
Les fourmis infirmière Une espèce de formicidé d'Afrique subsaharienne parvient à sauver la vie de ses congénères mutilées au combat. Un comportement inédit dans le monde animal.
On savait la fourmi plus organisée et moins indisciplinée que la cigale. Mais de là à imaginer que certaines d’entre elles ont développé des techniques de soins pour sauver leurs camarades blessées au combat! C’est pourtant ce qu’a récemment découvert une équipe de chercheurs de l’Université de Würzburg, en Allemagne.
Les fourmis matabele, très répandues en Afrique subsaharienne, ne se contentent pas d’évacuer leurs congénères mutilées du champ de bataille – observations faites il y a quelques mois. Une fois mises à l’abri, les Megaponera analis – leur petit nom en latin depuis 2014 – pansent les plaies de leurs soldats et les guérissent.
«Jamais un tel comportement n’avait été scientifiquement observé dans le monde animal», explique le Dr Erik Frank, 28 ans, à l’origine de cette étude publiée dans la revue Proceedings of the Royal Society B. Après en avoir fait le sujet de sa thèse de doctorat en Allemagne, le myrmécologue (spécialiste des fourmis) a pris ses quartiers à l’Université de Lausanne (UNIL) le 1er février dernier pour y poursuivre ses recherches au Département d’écologie et évolution.
Chasseuse de termites
La fourmi matabele, en référence au nom d’une tribu de redoutables guerriers du Zimbabwe, a fait de la chasse aux termites sa spécialité. «Plusieurs fois par jour, explique le jeune chercheur allemand, qui a passé vingt-neuf mois à les scruter dans la station de recherche du parc national de Comoé, en Côte d’Ivoire, les ouvrières effectuent des raids dans les termitières pour nourrir la colonie.
«Des éclaireuses sont envoyées pour repérer la cible. Une fois celle-ci débusquée, elles donnent l’alerte et y conduisent une armée de plusieurs centaines de fourmis (jusqu’à 500) pour tuer et capturer les termites.»
La bataille, qui dure de dix à quinze minutes, est sans pitié. Les soldats termites chargés de protéger l’entrée des galeries sont munis de puissantes mandibules qui leur permettent de sectionner les pattes de leurs ennemis d’un seul coup de mâchoire, explique le Dr Erik Frank.
C’est à l’issue de la confrontation et pendant que les trophées sont acheminés au bercail pour garnir le garde-manger qu’entre 10 et 20 «secouristes» entrent en action. La fourmi mutilée se met dans une position facilitant le transport et émet un signal chimique qui permet aux «ambulanciers» de la localiser pour l’évacuer le plus vite possible. En restant sur le champ de bataille ou en tentant de rentrer péniblement par ses propres moyens, elle risque de se faire dévorer par un autre prédateur, comme certaines araignées.
Rapatriement sanitaire
Une fois rapatriée dans la fourmilière, «elle est médicalement prise en charge par ses congénères, qui nettoient pendant de longues minutes la plaie avec leur salive, dont on ne connaît pas exactement les propriétés. Nous ne savons pas encore si ce traitement est prophylactique – limitant ainsi le risque d’infection – ou si leur salive contient une forme d’antibiotique.
«C’est la première fois qu’un tel comportement a scientifiquement été observé dans le monde animal»Dr Erik Frank, myrmécologue. Département d’écologie et évolution à l’UNIL
Ce que nous avons constaté, c’est qu’avec ce traitement, 90% des fourmis blessées survivent; leur mortalité atteint 80% si elles sont privées de ces soins.»
Le chercheur ajoute qu’après vingt-quatre heures de convalescence, ces guerrières sont remises sur pied – enfin, sur ceux qu’il leur reste – et repartent au front même avec deux pattes en moins.
«On voit souvent des mammifères lécher leurs propres blessures ou des mères prendre soin de leur progéniture chez les primates, notamment, mais on ne connaît pas la valeur thérapeutique de ces soins. En revanche, on n’avait encore jamais vu un autre animal soigner un congénère de cette manière»,
selon le spécialiste.
Pas d’empathie
Autre constat étonnant, la fourmi matabele blessée trop grièvement refuse d’être secourue. Elle ne sécrète aucune substance chimique et rejette même l’aide des «services d’urgence». «Chez les êtres humains, dans le cas où un système de triage est nécessaire, lors d’une catastrophe par exemple, c’est le médecin qui évalue le degré de la blessure et mesure l’urgence de la prise en charge. Chez la fourmi, c’est exactement le contraire. C’est elle qui estime ses chances de survie et qui décide ou non d’être sauvée.»
Pas question de faire perdre du temps à ses camarades si elle se sait condamnée et qu’elle ne sera plus d’aucune utilité à la communauté. Comment expliquer cette incroyable stratégie de sauvetage? «Les fourmis ne sont pas dotées d’empathie, elles n’ont pas conscience de soigner des blessés et ne savent pas pourquoi elles le font. Elles répondent simplement au signal chimique émis par leur camarade en détresse. Ce comportement est très important pour permettre à la colonie de maintenir ses effectifs», indique l’expert.
Nouvelles perspectives
En effet, un quart des fourmis partant chasser les termites sont des vétérans blessés lors de précédents raids. Ce qui permet de garder un maximum d’ouvrières en bonne santé. Sans cette stratégie, le nombre d’individus de leurs colonies serait de 30% inférieur. Ces découvertes font surgir d’autres interrogations.
-Comment les fourmis repèrent-elles exactement le lieu où une acolyte est restée sur le carreau?
-Comment savent-elles combien de temps doit durer le traitement?
-Est-il purement préventif ou thérapeutique?
-Si leur salive se révélait être un antibiotique, pourrait-elle être utilisée pour soigner les humains?
-D’autres espèces de fourmis ou d’insectes sociaux viennent-elles aussi au secours de leurs blessés?
Autant de questions passionnantes sur lesquelles le Dr Erik Frank, désormais basé au bord du lac Léman, va continuer à plancher avec Laurent Keller, professeur en biologie évolutive à l’UNIL et spécialiste des fourmis. (nxp)
Créé: 24.02.2018, 22h50